C'est l'histoire d'un tronçon de chemin officiellement désigné «Chemin Départemental D35 de Crécy-sur-Serre à Guiscard».
Son numéro figure sur les cartes routières et sur les faces des bornes kilométriques à tête jaune plantées sur l'accotement gauche;
il part du Chemin Départemental 967 entre Laon et Guise à deux kilomètres au Sud de Crécy-sur-Serre et bute sur la Nationale 32 à La Fère;
après Tergnier, il repart du CD 32 à Vouël, passe à Villequier-Aumont, Ugny-le-Gay et se termine à Guivry (Aisne) sur le D 7 à treize hectomètres
de la limite départementale et à cinq kilomètres cinq cents de Guiscard (dans l’Oise).
Nous ne ferons par l'histoire entière des 30 kilomètres 548 du D 35, mais uniquement de la partie qui traverse le territoire de la commune d'Ugny-le-Gay,
entre les points kilométriques 25,700 et 28,910 soit 3 Km 210.
L'artère principale de ce tronçon développe agréablement son ruban sinueux au doux relief, dans un environnement étendu et varié de cultures et
de pommeraies, de part et d'autre d'une agglomération de type village - rue, de 1800 mètres, bâtie en son milieu. De vieilles maisons dont
quelques-unes voient leur torchis fondre aux intempéries, agrémentent aussi l'entrée des chemins adjacents, des départementaux comme le D 56 vers
Chauny ou le D 923 vers Commenchon, ou des chemins communaux du Tour de Ville face à l'Église et d'autres encore vers Guivry.
Le site d'Ugny-le-Gay se trouvait à l'époque au milieu de la vaste forêt de Beine qui s'étendait entre les rivières Somme et Oise.
Mais, laissons le soin à ce chemin de nous conter lui-même sa très longue histoire...
«Je vous dirai tout d'abord que j'ai tellement changé de place, vu tellement de bêtes, de choses et de gens, entendu tellement de conversations
que je risque fort de faire des erreurs, aussi je vous demanderai de vouloir bien m'en excuser!
Je suis né à la suite de quelques-unes des nombreuses traces que des animaux sauvages avaient ouvertes en tous sens dans ma haute forêt vierge natale,
quasi inextricable. Je m'allongeais donc ainsi dans les pas des sabots et des pattes, en zigzaguant d'Orient en Occident, dévalant vers le rû ou
le marais, contournant parfois l'arbre gisant de sa belle mort ou victime d'un castor, remontant vers l'herbage de la clairière et l'eau de la source
en longeant le pied rocheux de la montagne! Chaque printemps, je redevenais un véritable chemin de terre, de bonne largeur au sol battu. Que de fois
je fus emprunté les siècles suivants par des humains et leurs troupeaux à la recherche d'espaces libres. Mais quelle souffrance, à la mauvaise saison,
par les profondes ornières que les roues en bois de leurs chars me faisaient lors de leurs prospections des alentours.
Cinq siècles plus tard, j'étais meurtri plus durement encore par les quatre roues à rayons, cerclées de fer, des chariots remplis d'hommes et de femmes,
les Celtes à l'âge du fer venant des bords du Rhin Moyen, allant vers l'Oise et l'Aisne à la découverte de bonnes terres. Précoces cultivateurs,
ils discernaient les terres légères et fertiles des terres lourdes et mauvaises -les Riez- laissés aux pacages de leurs bestiaux. (Riez: mot picard)
Trois cents ans après, à l'époque des Gaulois, ces autres belges, je fus rectifié maintes fois par de nouveaux défrichements, pour créer de nouvelles
habitations et d'autres chemins allant vers les points hauts pour l'observation, vers les sources pour les fontaines, vers les étangs et les ruisseaux
pour les gués et les ponceaux.
J'ai vu revenir de nombreux rescapés racontant les durs combats qu'ils avaient soutenu devant Bibrax, contre les Rèmes et contre bien d'autres encore.
Je devais alors, pendant plus de cinq cents ans, voir défiler les cohortes romaines, nombreuses au début, pour surveiller notre territoire en tous sens,
surtout notre forêt où elles craignaient les embuscades. Cinquante ans après elles empruntaient plus rarement le vieux chemin de Vermand, leurs
légions ayant construit une solide et large voie reliant deux nouvelles cités, Augusta Suessionum et Augusta Veromanduorum -Soissons et Saint-Quentin-
qui érigèrent de magnifiques monuments : portes, temples, théâtres, thermes. J'ai vu ensuite les jeunes Gaulois s'enrôler dans les légions romaines
et ceux des alentours qui me suivaient avec leurs chars jusqu'aux petits chemins pour se fournir en matériaux, la pierre blanche, le grès, le cran,
le sable de notre montagne et le bois de notre forêt.»
Mes petites gens, plus nombreux, vivaient toujours dans des chaumières en torchis parfois couvertes de planches. Leurs produits, empruntant les laies
forestières, se vendaient au marché de Noviomagus -Noyon-, contre des Sesterces à l'effigie des empereurs romains. Les conditions de vie s'étaient bien
améliorées depuis plus de deux siècles!
«Deux cents ans plus tard, je voyais déferler à travers mon village des bataillons barbares armés de la longue épée à deux tranchants, de la
francisque et du seramacas, fraction de la petite armée des Francs de Clovis qui devait écraser les derniers occupants romains dans la vallée de
l'Ailette, vers Coucy-le-Château en 486.
Après les partages successifs du royaume de Clovis, j'ai vu Radegonde s'enfuir de la cour, poursuivie par les gens de Clotaire jusque dans notre forêt.
Elle se réfugia à Noyon auprès de Saint-Médard. Pendant la longue rivalité Frédégonde-Brunehaut, des guerriers Austrasiens traversaient mon village
d'Ugny-le-Gay pour se regrouper à Carisiacum -Quierzy-sur-Oise.
Au début du 7ème siècle, saint Eloi, l'ancien ministre et argentier de Dagobert et de Clovis II, devenu évêque de Noyon en 641, emmenait parfois mes
gens et ceux d'alentour pour les évangéliser et christianiser le pays, aidé par son ami saint Momble qui accepta de s'installer dans les ruines
gallo-romaines de Condren. Auparavant saint Momble avait bâti son ermitage à Commenchon, près de la source païenne de Priape, le Dieu Romain des
jardiniers, qu'il baptisa saint-Fiacre. C'est ainsi que pour supprimer les idoles, pierres, arbres, sources, chacun portant sa planche et sa pierre,
allait sur mon parcours, planter des calvaires dans mes carrefours, édifier sur mon bord un oratoire et une fontaine baptisée Saint-Martin, élever
plus loin une chapelle auprès des sarcophages de la nécropole de la Bourgogne à Caumont, ou de celle de Chauny au Brouage, une fontaine
sainte-Radegonde à Neuflieux sur la voie romaine -voie palée-, ou encore à Caillouël fonder une maison hospice sur le chemin de Ham près de la
chapelle saint-Pierre et de sa nécropole.
Plus tard, Charlemagne, malgré sa somptueuse résidence d'Aix la Chapelle dont il fit sa capitale, aimait passer avec sa famille et sa cour de longs
séjours dans celle de Quierzy, là où était mort son grand-père Charles Martel. Ce domaine, devenu palais impérial, lui permettait de se livrer à son
exercice favori, la chasse, dans les épais ronciers ou dans les bauges marécageuses de la forêt de Beine. Beau spectacle, mais de courte durée!
Mes pauvres gens étaient ravis d'admiration à la vue des plus beaux atours des cavaliers et amazones de la maison des petits seigneurs des environs,
se rendant aux cérémonies du couronnement ou au sacre des rois et empereurs au palais de Quierzy ou à la cathédrale de Noyon. Ils allaient voir encore
des dignitaires de la noblesse chevaucher vers Quierzy pour assister le 13 Décembre 840 dans la chapelle magnifiquement décorée comme palais,
au somptueux mariage de Charles le Chauve et d'Hermentrude.
Après les réjouissances, finis les défilés hippiques richement caparaçonnés! J'entendais les chevaux que les Vikings avaient volés dans nos campagnes
au cours de leurs invasions sur la rivière de l’Oise. Ils avaient remonté le courant bien au-delà de Chauny, sur leurs drakars, et massacré
les habitants de Noyon et leur évêque (Immon), incendié la cathédrale et l'abbaye saint-Eloi. Trente ans plus tard, ils saccageaient à nouveau Noyon,
détruisaient Quierzy et Manicamp qu'ils transformèrent alors en repaires (891).
Le dernier sacre dont les échos parvinrent de près à mes gens par dessus la montagne de Noyon fut celui de Hugues Capet le 3 Juillet 987 (la ville de
Noyon fêtera le millénaire du sacre dans la cathédrale en Juillet 1987).
Pendant ce temps, des rumeurs me parvenaient et les passages de groupes de cavaliers faisaient penser à l'idée de Philippe d'Alsace, comte de Flandres,
d'investir la place forte de Chauny qu'il avait dotée d'une charte communale en 1167. Cette charte fut complétée par Philippe-Auguste en remerciement de
la loyauté des habitants de Chauny et de leur bravoure à Bouvines, notamment aux archers parmi lesquels se trouvaient plusieurs de mon village
d'Ugny-le-Gay.
Un peu plus tard, du haut du bois des Minimes, mes gens apercevaient les flèches de la 4ème Cathédrale de Noyon (1150-1220). Ils voyaient s'élever,
sur le vieux château de Coucy du Xème siècle, la construction militaire la plus importante d'Enguerrand III le bâtisseur.
Grâce aux revenus des terres qu'ils possédaient sur ma paroisse, des constructions moins grandioses avaient été bâties et des donations faites par
de petits seigneurs voisins : l'abbaye de Genlis par Elisabeth, femme d'Aubert d'Hangest (1221), la maladrerie de Watompré par Bernard du Plessis (1282),
le legs fait aux pauvres de sa paroisse par Isabelle d'Abbécourt de quatre muids de terre plantée au «Bois des Pauvres» (1264), la commanderie de
Maurepas construite à Cugny par les Templiers.
Pendant la guerre de Cent ans, j'ai vu l'abbaye de Commenchon pillée et incendiée, Chauny mis à feu et à sang pour avoir résisté; le château
féodal des Hangest de Genlis, son église st-Martin et le prieuré des Prémontrés furent endommagés et pillés ainsi que l'église de Saint-Quentin
de Guyencourt et dans son hameau du Plessis, le château et la chapelle du Seigneur de Sorel. J'étais près de disparaître à la suite d'un long
manque d'entretien, quand enfin, le calme revenu, mes ornières furent remblayées et mes côtés élargis. Des maisonnettes plus grandes furent bâties
sur un soubassement de grès, surmontées de murs en colombage et torchis, couvertes de chaume.
Après la mort du bon roi Henri IV, une forte armée espagnole traversait la Somme et me foulait pour investir la place de Chauny à partir des faubourgs
du Brouage et de Senicourt. La garnison de la ville infligea pendant quatre jours des pertes graves aux assaillants jusqu'à l'épuisement des stocks de
poudre et de vivres. Mais la ville dut capituler le 16 Juillet 1652. Louis de Sorel, Seigneur d'Ugny-le-Gay, capitaine au régiment Prémont était à ce
siège de Chauny; il fut blessé plus tard à Arras et mourut le 4 septembre 1654 à Péronne. Il fut inhumé en l'Église sainte-Croix de Chauny.
La seigneurie des «De Sorel» du Plessis, hameau de Genlis, avait été augmentée des paroisses d'Ugny-le-Gay et de la Neuville-en-Beine à la fin
du XVIème siècle. Louis de Sorel avait achevé dans ma paroisse la construction d'un château commencé par son père Jacques de Sorel, gouverneur de
Chauny depuis 1596 et décédé en 1627. II avait ajouté un clocher à l'église qui fut bénite le 15 Décembre 1652 par l'évêque de Noyon, assisté de
nombreux seigneurs, prêtres et du premier chapelain Fromont suivi des gens de la paroisse des environs.
Quelques années plus tard, abandonnant la vieille rue de la Forge d'une extrémité à l'autre, je suivais un tracé passant par le nouveau cimetière,
ce qui avait nécessité la translation des tombes entourant l'église et l'abaissement d'un mètre quatre vingt de son terrain ainsi que le renforcement
du soubassement par un mur de pavés. J'avais entendu Marguerite Lescroix, passant près de ce cimetière, demander au curé Trassoit ce qu'il faisait;
il lui dit en riant «C'est un jardin pour y mettre des fleurs et vous serez peut-être la première à y venir». De fait, aussitôt qu'il fut béni, elle
y fut «plantée la première». (noté en vieux français, en marge de l'acte de décès du 21 Novembre 1656 du Registre Paroissial).
Je devais entendre aussi des obsèques plus grandioses, celles de la famille des «De Sorel» d'Ugny jusqu'à sa disparition: Louis, chevalier seigneur
d'Ugny perdait successivement sa première femme Claude de Mailly en 1666, sa fille Marie en 1670 et son fils Jean en 1676 à 18 ans. Son fils Philippe
Louis, né de sa seconde femme, seigneur d'Ugny et du fief du grand veneur de Coucy-le-Château, mourait en 1723. Son petit-fils Isaac Louis né en 1686
qui avait les mêmes titres que son père, plus celui de chevalier de Saint-Louis, mourait à Saint-Quentin en 1748.
Quelle curiosité de mes habitants pour connaître et commenter les résultats des audiences du tribunal - de basse et de moyenne justice -
siégeant au château: les délits étaient rares et minimes: une amende de seize sols à Charles Lefèvre pour avoir crevé et répandu le sac de blé d'un
laboureur (Nicolas Leroi) en 1637; quatre sols au vacher communal, Louis Sénéchal, pour des «bourriques» qui avaient mangé du blé dans la pièce d'un
voisin (1647); mais le meunier, Charles Louvet, qui avait blessé un habitant de Caumont, Antoine Viéville, dans une maison de la paroisse, le 12 Février 1697 fut incarcéré au château par Jean Gérard, lieutenant de justice et syndic perpétuel, puis transféré à Chauny après la mort de sa victime et condamné par le tribunal de haute justice au supplice de la roue l'année suivante.
Pendant cette période, j'étais beaucoup mieux soigné par la «corvée» créée par le grand ministre de Louis XIV, Colbert. Cette corvée consistait en
travaux d'ébouage, de bouchage d'ornières et de pose d'aqueducs en pierres avec relèvement de ma chaussée dans les bas-fonds où l'eau me traversait.
Cependant la vie continuait ; j'entendais tous les jours les rires joyeux des enfants de la paroisse se rendant à la maison du maître d'école:
il leur apprenait à lire, écrire, compter et chanter parfois au lutrin de l'église, moyennant quelques setiers de blé –9 setiers en 1719. En 1780,
une pension viagère de 6 setiers et 30 livres était versée à Charles Dubois, âgé de 79 ans, après 45 années d'enseignement.
Un jour de novembre 1707, le 27, la plupart des habitants du village étaient attirés par une suite de nobles gens et bourgeois venus assister en
grand apparat dans de rutilants équipages à un grand mariage dans l'église : Louise Gabrielle de Thézac, fille de Marguerite De Sorel et de Charles
Thézac d'Armentières tous deux décédés, prenait pour époux François Jean de Combes, chevalier et seigneur de Montherlant. D'autres fois, c'était le
village entier qui rendait un dernier et particulier hommage à un soldat mort au champ d'honneur dans une des guerres lointaines de Louis XV et
Louis XVI.
L'église, vieille de deux cent vingt ans, qui demandait de sérieuses réparations à son toit de chaume, fut refaite en tuiles (1777) par un
artisan couvreur (Jacques Frizon de Cressy, près de Nesles) et le vieux clocher en bois qui menaçait ruines fut remplacé par un autre plus trapu,
de forme carrée, surmonté d'une flèche pyramidale (1786).
Pendant la Révolution, châtelains et habitants d'Ugny-le-Gay se montrent assez modérés. Ils paraissent l'admettre, versent à la contribution patriotique
et assistent à la fête de la Fédération du 14 Juillet 1790. La situation change en l'An I de la République.
Des officiers municipaux ferment l'église de ma commune et réclament les registres paroissiaux au curé qui craint alors d'être emprisonné.
Ils assignent à résidence surveillée, avant d'être détenues à Chauny, les ci-devantes Louise de Thézac 71 ans et sa fille unique Charlotte 41
ans ainsi que Françoise de Thézac, veuve de Léonardy, 70 ans, trois fils aux Armées, riche de 1 200 livres. Des représentants en mission enlèvent
l'année suivante une partie de la récolte, dejà médiocre par les intempéries : ce fut la ruine de la culture et du teillage du chanvre et du lin (1794) ;
ils affichent sur les portes de l'église deux copies du serment de haine à la royauté que des commissaires désignés par le conseil municipal de Chauny
devaient contrôler et vérifier.
Sous l'Empire, les recrutements successifs de jeunes et de volontaires appelés par d'actifs sergents font baisser sensiblement le nombre des hommes de
ma commune qui comptait un peu moins de 500 habitants. En 1815, pendant plusieurs semaines, 300 chevaux de Cosaques me foulaient aux pieds et mangeaient
nos réserves. La troupe occupait 60 de nos maisons et de nos bâtiments. Un officier supérieur, le Prince Chakosky, lieutenant général, réquisitionnait
le château de brutale façon : il monta les 18 marches du perron à cheval et défonça la porte ouvrant sur le grand salon où se tenait mademoiselle Des
Sarts qui tomba raide morte à sa vue.
Cette même année, ce fut un demi-bataillon prussien qui cantonna dans le village; par deux fois nous avions subi leur brutalité. Le maire, monsieur
Maillard avait été membre de la commission de contrôle de l'approvisionnement de Chauny; plus tard Monsieur Decombes avançait 1 000 francs au maire
de Chauny, monsieur de Mory de Neuflieux, qui avait sollicité ses collègues du canton pour répondre aux exigences des occupants (1815).
Des sections de ma chaussée avaient d'abord été recouvertes de pierres à liards (cran) tirées des bois de la commune. Après la création du Service
Vicinal (1836) je devenais «Chemin de grande communication» classé avant les chemins «d'Intérêt Commun» et les chemins «Vicinaux Ordinaires».
La dépense d'entretien était à la charge de la commune. Les routes départementales étaient construites et entretenues par le «Service Vicinal»
du Département. Les grandes routes royales ou impériales dépendaient de l'administration du Service des Ponts et Chaussées et le financement était
assuré par l'État. Je supportais alors un roulage plus important : les laboureurs, plus nombreux, exploitaient plusieurs hectares de terre avec
trois chevaux au moins et un matériel plus puissant. On transportait les matériaux d'empierrement et de construction, sable, cran, grès, têtes de
chat, pierre blanche, argile et briques à l'aide de tombereaux. Les grumes des arbres se transportaient alors en triqueballe.
Au 2/3 du XIXème siècle, ma commune était en plein développement. Sur mon côté droit, un nouveau hameau construit après défrichement, dans le
bois Venet au pied de la butte des Minimes, comptait 180 habitants et une forte natalité portait la population à 500 âmes. J'étais parcouru par
des charrois nombreux et variés : rentrée des récoltes, apport de craie de Guiscard pour le marnage de nos terres lourdes, vente de légumes et
produits de la ferme aux marchés des environs jusqu'à Saint-Quentin, livraisons d'arbres aux scieries, de charbon de bois aux usines et de betteraves
à la sucrerie de Villeselve de monsieur Larcanger (1828). Ces betteraves étaient bientôt réservées à la sucrerie construite par Louis Désiré Cordier
(1798-1857), dans l'ancienne propriété de Sorel de Thézac. Monsieur Cordier était né d'une famille industrieuse, dont Jean Cordier fabricant
de vinaigre de cidre et de poiré avant la Révolution.
Aux deux francs par jour des ouvriers des ateliers nationaux des villes, les ouvriers de la sucrerie avaient préféré une paie assurée, malgré un impôt plus lourd. Des électeurs d'Ugny-le-Gay avaient porté Louis Désiré Cordier à la première magistrature de la commune pour les trois dernières années de Louis Philippe (1845-1848); par la suite, nommé chef de bataillon de la Garde Nationale de Villequier Aumont (1850), il assistait sur la place aux manoeuvres des cinquante jeunes sapeurs armés, instruits réglementairement par le caporal de leur commune. A sa mort, en 1857, la sucrerie était reprise par son fils Louis Alfred (1828-1886). Sous le Second Empire, en même temps que les travaux d'assainissement de nos marais, je fus rectifié jusqu'au-delà de Guivry. Je partais alors du vieux chemin de Genlis -rue de la Forge- avant le rû Saint-Martin, jusqu'à ma limite sur près de 2 000 mètres. Je longeais alors sur la droite la rue du mont Hallot et le vieux chemin de Guivry. Ma chaussée bombée avait 5 mètres de largeur et 30 centimètres d'épaisseur.
Elle était constituée d'une fondation en hérisson, recouverte d'une couche de pierre cassée à l'anneau de six et cylindrée par un rouleau compresseur à vapeur de 15 tonnes. Un accotement en terre de chaque côté de ma chaussée, parfois bordé d'un fossé ou d'un talus en déblai ou en remblai, portait souvent l'emprise à plus de 10 mètres. Conçu suivant les procédés modernes, les fondrières en étaient finies pour moi !
J'étais fier et digne de porter mon nom : chemin de Grande Communication.
Puis ce fut la guerre de 1870. Après le retour des prisonniers et la libération des mobiles, l'on comptait quelques disparus.
La commune avait moins de 400 habitants, elle était calme et reprenait vie. Les 26 cultivateurs réorganisèrent leurs exploitations et
reconstituaient leur cheptel. Les commerçants et artisans faisaient leurs affaires. La fête de la Saint-Martin d'été du dimanche après
le 4 juillet était reprise et l'abbé Picart (1854-1880) emmenait ses ouailles en procession à la chapelle de leur saint patron par le
vieux chemin de Guivry, redevenu de terre. En 1881, une belle et grande maison construite près du presbytère remplaçait l'ancienne petite
mairie-école. Monsieur Brucelle y exerçait ses fonctions de maire avec ses neuf conseillers et monsieur Cochet, maître d'école, en prenait
possession pour l'enseignement gratuit et obligatoire de ses élèves.
Une succession de travaux était exécutée sur mes accotements : d'abord, une canalisation en fonte enterrée dans mon côté droit était autorisée
par la préfecture pour l'envoi du jus de betteraves à la sucrerie de Flavy-le-Martel de monsieur Lefranc, la râperie de monsieur Cordier ayant
supprimé sa fabrication de sucre ; à sa mort (1886) la râperie était entrée dans la Société Sucrière de Flavy ; ensuite, le Service Vicinal mesurait
ma chaussée suivant son axe en vue de poser sur mon côté gauche de petites bornes en pierre numérotées de 1 à 9 tous les hectomètres et de plus
grandes tous les kilomètres ; puis c'était l'installation sur poteaux en bois d'une ligne télégraphique électrique reliant le poste de madame veuve
Cordier à celui de VillequierAumont et Chauny ; enfin, c'était la plantation de poteaux avec panneaux de signalisation en fonte à l'intersection
du chemin de la Neuville-en-Beine, indiquant direction et distance des villages voisins, ou la pose directe sur les murs des premières maisons
vers Caumont, Commenchon et Guivry.
Combien j'étais soigné par les travaux variés, pierres roulantes, nids de poules, saignées, boues, chardons, épines etc..., effectués par les
cantonniers Guffroy père et fils, travaux très appréciés par l'agent voyer de la Subdivision de Chauny lors de ses tournées en cabriolet dans
le canton..., la petite voiture légère à cheval d'une partie de l'élite : médecins, vétérinaires, notaires, architectes, entrepreneurs ou parfois,
suivant le temps, à bicyclette (1890). J'entendais encore des ouvriers qui se rendaient à pied, souvent en sabots, même par la neige, aux usines
de Chauny.
Quel ébahissement pour les élèves de monsieur Cochet les faisant sortir au bruit drôle d'un «teuf-teuf» : c'était la voiture sans chevaux de
Monsieur Lefranc venant à sa râperie, bientôt entourée de nombreux curieux patoisant ce qui horripilait notre magister exigeant le français à
l'école. Le vrai picard du charpentier Arcade Renaux n'était-il pas savoureux en répondant au bonjour de son patron de Chauny venant le voir ?
«Alors Renaux comment allez-vous ?» - «Bin, j'on eune inchifernure du diab qué j'eune pû mi seuyier min bou, amon m'sieu Chevayï !»(Je suis
enchifrené diablement que je ne peux plus scier mon bois, n'est-ce pas monsieur Chevallier).
Les 330 habitants du village, après le départ de quelques familles vers la ville, jouissaient d'une vie heureuse, moins chère et d'une monnaie stable ;
les 23 cultivateurs produisaient plus de blé et de lait, avec moins de terres labourables, au profit des pâtures. On avait 13 oeufs àla douzaine,
on allait aux fêtes des villages voisins, on prenait le train pour visiter des parents éloignés. Certains plus aisés, étaient revenus enchantés de
l'Exposition Universelle de 1900 à Paris : c'était la Belle Époque!
Le village était paisible. Tout au long de mon parcours s'exhalait une atmosphère de senteurs et de bruits familiers: c'était le doux sifflement
du vent dans les grandes ailes du vieux moulin Gauget sur sa butte, de Pierre Coutte dit «Cachemanée» (né avant 1850) qui scandait le tic-tac du
blutoir; c'était la bonne odeur des fournées croustillantes du père Brocheton; c'était une fable de La Fontaine récitée par les élèves de monsieur
Lestoquoy, les fenêtres grandes ouvertes, ou une polonaise de Chopin jouée sur le clavecin du salon des demoiselles Cordier; c'était aussi le tintement
de la cloche de l'église pour l’angélus et le fer battu sur l'enclume du maréchal Etienne Caille dans un nuage de corne brûlée. Les réjouissances étaient
grandes : le piquet et la manille se jouaient en famille ou dans les cafés. Les banquets se faisaient chez la veuve Caille pour la Saint-Eloi des
maréchaux et cultivateurs et la Saint-Sébastien des archers du capitaine Omer Lefèvre et sur la place, la fête de la Saint-Martin. Quelle alléchante
odeur de civet de lièvre ou de faisan à la broche me parvenait le lendemain des coups de fusils des chasseurs dans la plaine giboyeuse !
Hélas, au début de ce siècle tout allait changer. Au matin du 23 septembre 1914 j'ai vu des ulhans emmener des fantassins anglais cachés dans les bois.
En juin 1915 quelques hommes de ma commune faisaient partie d'un groupe de 43 prisonniers civils stationnés à Chauny. Le maire, l'adjoint et un
conseiller furent emprisonnés jusqu'en septembre pour le règlement entier d'un tribut de guerre de 19 000 Francs. En 1916, la commune payait encore
35 000 Francs, obligeant les habitants à emprunter jusqu'à 60 000 Francs aux villes de Guiscard et de Saint-Quentin. En février 1917, 70 habitants
d'Ugny furent emmenés à la gare de Chauny pour leur évacuation à Bachant (Nord). Quelques maisons, la ferme de Watompré, véhicules, matériels agricoles,
arbres fruitiers furent détruits par le feu, la hache ou la dynamite. Cette période s'est soldée pour moi par des entonnoirs très profonds,
de 10 mètres de diamètre à mes carrefours.
Mais au matin du 20 mars, l'arrivée des soldats français accueillis chaleureusement redonnait du courage. Les réparations étaient reprises aussitôt,
ma chaussée déblayée, et les soldats du génie bouchaient les entonnoirs avec la terre du pourtour et les gravqts des proches maisons détruites Des
troncs d'arbres étaient abattus pour réfectionner les ponceaux.
Le temps d'une récolte et de panser les plaies, l'ennemi revenait ! Après un sanglant corps à corps dans un brouillard matinal, suivi d'une large et
forte attaque, Villequier et Caumont étaient repris. Un bataillon de cuirassiers à pied en position autour du carrefour du calvaire, venant du bois
de Genlis, du Plessier, de Guyencourt et de la Grenouillère fut pratiquement encerclé. L'ordre de repli étant donné, un capitaine, le marquis de
Baudreuil, tomba le jour des Rameaux au pied de l'église, à nouveau endommagée elle aussi. Enfin, le 6 septembre 1918, nos braves fantassins chassaient
de mon village les derniers soldats ennemis. Les jours suivants, des mines à retardement explosaient encore un peu partout. L'une d'elle faillit tuer
le Président de la République, Raymond Poincaré, dans un carrefour de la route d'Ugny à Buchoire. Lors de cette visite du front, le Président avait
pu constater l'étendue des destructions, des villes de Chauny, Noyon, jusqu'aux plus petits villages. Début 1919, 24 habitants seulement étaient
rentrés.
En 1920, le curé de Villequier-Aumont, Marcel Basseville, desservait la paroisse comptant alors plus de 200 âmes. Treize combattants étaient tombés au
Champ d'Honnneur, 9 victimes civiles étaient décédées. La Croix de Guerre était décernée à la commune par l'arrêté du 22 Octobre. Dans l'église mise
hors d'eau et rendue au culte, deux stèles de marbre rendaient hommage à l'abbé Maurice Dougnoux décédé pendant la guerre et au capitaine Pierre de
Baudreuil et à ses cuirassiers, tués en mars 1918.
En 1923, mes accotements, redevenus propres comme ma chaussée recevaient une ligne électrique de haute tension sur poteaux-bois venant de Villequier
jusqu'à la place, où se dressait le transformateur qui alimentait toutes les maisons en basse tension. Deux jours après la Saint-Martin d'été,
le dimanche 6 Juillet 1924 fut un grand jour de joie ; la foule était en liesse : - elle entendait à nouveau le tintement joyeux des 527 kilos
d'airain de la nouvelle cloche baptisée en grande pompe par monseigneur l'évêque de Soissons, avec madame Rodgers, la marraine américaine et Emile
Bonnard le parrain - elle admirait les merveilleuses ampoules électriques, tout le long de ma chaussée pour l'inauguration du réseau électrique dû
au don généreux (9 000 Francs) du «Matinée Musical Club de Philadelphie», elle applaudissait au lever du voile des nouvelles plaques de rue de la place,
surmontées de petits drapeaux français et américains portant trois noms de grandes dames américaines méritant bien de passer à la postérité ; ainsi
je portais deux noms, ceux de Mesdames Thunder, vers Villequier, Abott vers Guivry, et celui de Madame Willard Rodgers vers Commenchon. Deux ans plus
tard, le 25 Juillet avait lieu l'inauguration d'un monument, simple mais fier, du sculpteur Gourdon, érigé sur la place en hommage aux morts de la
Grande Guerre, en présence du député Accambray, du délégué du préfet, de l'abbé Basseville de Villequier, du maire Émile Bonnard et de son conseil
municipal, des Anciens Combattants d'Ugny et des nombreuses communes avec leurs drapeaux accompagnés d'une grande foule. Vingt deux noms étaient
gravés en lettres d'or dans la pierre, que monsieur le maire lisait un à un d'une voix grave auxquels les enfants de l'école répondaient «Mort pour
la France».
La Subdivision des Ponts-et-Chaussées et du Service Vicinal de Chauny-Nord employait de nombreux chômeurs dans les brigades de trois chefs-cantonniers,
monsieur Berlemont étant ingénieur subdivisionnaire. Je voyais alors quatre ou cinq chômeurs sur le canton d'Albert Liénard, fauchant les accotements
et talus, curant les saignées et fossés ou bouchant des nids de poules avec des gravillons et de l'émulsion de bitume en fûts de 200 litres transportés
par brouettes en fer à deux roues, ou parfois dans l'équipe du train de goudronnage, pour répandre à la pelle les petits tas de sable à lapin
approvisionnés sur les accotements, après épandage du goudron chauffé à 80-100° du camion citerne de 5 tonnes. Après un balayage mécanique par
rouleaux armés de lamelles de fer ou de piassava, ma chaussée recevait un revêtement de goudron suivi d'un gravillonnage par brouettes épandeuses
à bras, en forme d'entonnoir de 1,25 m chargées de 500 kilos poussées par 2 ou 3 hommes, et appuyé par plusieurs passages d'un cylindre à
larges billes de 10 tonnes.
Puis ce fut la drôle de guerre. Après l'évacuation de 1940, le retour de mes émigrés dans leurs maisons, souvent pillées et endommagées, dura quelques
semaines après l'armistice du 22 juin. De tous nos soldats, un seul - Maurice Bonnard - était rentré dans son foyer... André Minard était mort au Champ
d'Honneur: la Croix Rouge donnait plus tard les noms de treize prisonniers en Allemagne; une victime civile, Georges Germain disparu dans
l'évacuation de 1940; un prisonnier de taille, Philippe de Hautecloque, alias Général Leclerc, s'était évadé d'une ferme de Flavy-le-Martel malgré
les recherches des allemands, jusque dans mon village.
Pendant plus de quatre années, je n'avais dû recevoir qu'un pauvre entretien, l'occupant se réservant les matériaux pour ses aérodromes,
fortifications, etc... Au début, des escadrilles de l'aviation allemande, que nous entendions passer certaines nuits, allaient bombarder
l'Angleterre; elles abandonnaient bientôt, après leurs échecs. Si le renvoi d'un prisonnier, père de 4 enfants -Georges Boucher- avait réjoui
mes gens, plus tard l'échange d'un jeune appelé ou volontaire pour le Service du Travail Obligatoire en Allemagne contre un prisonnier, provoqua une
vive inquiétude. Parmi les désignés, un réfractaire s'était caché -Olivier- et deux autres étaient renvoyés, Henri Coutte et Eugène Thévenin.
Par contre, Ugny-le-Gay devenait un des repaires de la Résistance des environs, dans l'école même, dans les grottes de la carrière, récupérant
les aviateurs alliés abattus (abbaye de Commenchon, 14 Avril 1943), passant des messages à Londres, recueillant les «containers» parachutes ou
opérant des sabotages.
Fin février 1944, mes gens apprenaient la mort de Maurice Coutte, résistant, détenu à la prison d'Amiens, lors du raid anglais «Jericho» le 18 février.
Après le terrible bombardement de Tergnier-Vouël dans la nuit de Pâques, qui fit de nombreuses victimes, les populations épouvantées se réfugiaient
dans de petites communes comme la nôtre. (R. Raboeuf, chef cantonnier). Sous l'État Français du Maréchal Pétain, le Service Vicinal fut supprimé.
Je dépendais alors des Ponts et Chaussées, classé dans les chemins départementaux avec le n35. De nouveaux panneaux de signalisation du
Code International (à fond jaune, lettre, chiffres et insignes noirs, de forme rectangulaire pour les localisations, en flèche pour les directions,
triangulaires pour les obstacles) furent posés en 1945.
Au milieu de ce siècle, j'étais entretenu de bonne façon par un matériel adéquat; une goudronneuse de 10 000 litres répandait sur ma chaussée
une couche de cut-back – un bitume routier - suivie d'un épandage de gravillons par camions sableurs de 15 tonnes et d'un cylindrage énergique et
rapide. Voilà beaucoup de détails techniques ! Comment serai-je demain ? Peu importe, je serai toujours la voie de communication des hommes et en
particulier de ceux de mon village natal, Ugny-le-Gay.»